"Un poison", "une monstruosité", "absurde" : le réquisitoire de trois anciens PDG d'EDF contre l'Arenh

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par Maxence Kagni, le Jeudi 15 décembre 2022 à 16:22, mis à jour le Vendredi 6 janvier 2023 à 15:08

Auditionnés à l'Assemblée nationale par la commission d'enquête "visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France", trois anciens PDG d'EDF, Pierre Gadonneix (2004-2009), Henri Proglio (2009-2014) et Jean-Bernard Lévy (2014-2022), ont tiré à boulets rouges sur le mécanisme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) mis en place dans le cadre du marché européen de l'électricité. 

Ils n'ont pas de mots assez durs : une "pilule empoisonné" selon l'un, "surréaliste" pour l'autre, tandis que le troisième évoque un "mécanisme pernicieux". Tour à tour auditionnés, ces derniers jours, par les députés de la commission d'enquête "visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France", trois anciens PDG d'EDF ont vivement mis en cause le mécanisme de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui régente le marché de l'électricité en France.

Devant les députés, Pierre Gadonneix (2004-2009), Henri Proglio (2009-2014) et Jean-Bernard Lévy (2014-2022) ont dénoncé ce dispositif introduit par la loi "portant nouvelle organisation du marché de l'électricité" (NOME) de 2010, en vigueur depuis juillet 2011. Cette loi a permis l'ouverture à la concurrence du marché de la production d'électricité, conformément à une directive européenne. L'Arenh impose à EDF de vendre à ses concurrents son électricité nucléaire, à un prix fixé par avance, à savoir 42 euros le mégawatt-heure.

Une loi qui a fait "la fortune de traders"

Auditionné le 8 décembre, Pierre Gadonneix a été le premier à remettre en cause un mécanisme qu'il juge "monstrueux" et "absurde" : "Quand j'en ai entendu parler, là j'ai hurlé", a déclaré l'ancien PDG d'EDF, en poste de 2004 à 2009. L'ancien patron de l'entreprise publique ne comprend pas pourquoi EDF doit "subventionner ses concurrents."

C'est quelque chose qu'on n'aurait jamais dû accepter. Pierre Gadonneix

Une position semblable à celle de son successeur, Henri Proglio, qui était auditionné le mardi 13 décembre. "Le principe même pour un industriel d'accepter de céder sa propre production à ses concurrents virtuels, qui n'ont aucune obligation de production eux-mêmes, c'est quand même surréaliste", a déclaré l'ancien PDG. Pour lui, l'Arenh a "fait la fortune de traders".

Un tarif "fixé par voie autoritaire"

Henri Proglio dénonce également le prix du mégawatt-heure, "fixé par voie autoritaire". L'ancien patron dit s'être "battu sans relâche pour obtenir 42 euros" alors que les pouvoirs publics envisageaient un prix plus bas.

Un chiffre qui n'a pas évolué depuis 2011, note Jean-Bernard Lévy, qui vient de quitter ses fonction de PDG d'EDF. Lors de son audition, mercredi 14 décembre, il a qualifié l'Arenh de "poison". Jean-Bernard Lévy regrette que le prix fixé soit "manifestement sous-évalué". Pire encore, quand le prix du mégawatt-heure sur le marché de gros européen est passé sous les 42 euros, "dans les derniers mois de l'année 2015", les concurrents d'EDF ont cessé de lui acheter de l'électricité, puisqu'ils pouvaient "acheter sur le marché à un prix inférieur". Résultat, en 2016 et 2017, EDF s'est retrouvé "avec des recettes très inférieures" : "EDF est en somme une deuxième fois victime de l'Arenh", explique Jean-Bernard Lévy.

"Ce manque à gagner [a] contraint EDF à un plan de restructuration sévère qui, de fait, [a été] imposé par les agences de notation qui [ont dégradé] à trois reprises la dette d'EDF", ajoute encore Jean-Bernard Lévy. C'est à ce moment-là que l’État a décidé de venir en aide à l'entreprise, en renonçant "pour la première fois aux dividendes d'EDF payés cash" et en souscrivant "à hauteur de 3 milliards d'euros à une augmentation de capital".

C'est la première fois que le contribuable vient sortir l'entreprise nationale d'une situation créée par une mauvaise loi. Jean-Bernard Lévy

Les problèmes financiers ont ensuite eu d'autres conséquences : "La situation [de l'entreprise] s'est dégradée parce que l'histoire de l'Arenh, cette pilule empoisonnée, a très sérieusement remis en cause le business model d'EDF, qui n'avait plus les moyens de faire des investissements non immédiatement rentables", a expliqué Pierre Gadonneix.

Jean-Bernard Lévy juge quant à lui que l'Arenh, "un mécanisme pernicieux", "va croissant sur l'endettement d'EDF au rythme d'environ 3 à 4 milliards d'euros chaque année". Un chiffre corroboré par un rapport parlementaire de 2021. Résultat, l'ancien PDG affirme qu'il n'a pas eu "les moyens financiers" nécessaires pour investir sur les énergies renouvelables "sur le rythme [qu'il] aurait voulu". 

Selon Jean-Bernard Lévy, le mécanisme a une autre conséquence néfaste : "Des concurrents d'EDF, l'Arenh fait des rentiers", explique l'ancien patron de l'entreprise, qui ajoute que "tous les risques sont portés par EDF". Cela n'a pas incité les concurrents de l'entreprise publique française "à créer des capacités de production propres" : "L'Arenh a donc mis un frein au développement d'une capacité énergétique souveraine sur notre sol par les opérateurs alternatifs."

"L'obsession allemande"

Pierre Gadonneix et Henri Proglio rendent l'Union européenne et l'Allemagne responsable de la situation. "Le pouvoir politique allemand était très conscient que la France avait un avantage particulier avec les prix de l'électricité bas", a par exemple déclaré Pierre Gadonneix, qui a dénoncé une "collusion bruxelloise et allemande" visant à protéger l'industrie allemande. Pour lui, "Bruxelles a introduit des pilules empoisonnées pour empêcher EDF de s'imposer sur le marché". L'Arenh en serait une.

"Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité, sur son industrie accepte que la France dispose d'un outil compétitif aussi puissant qu'EDF à sa porte ?", a de son côté demandé Henri Proglio

L'obsession allemande depuis 30 ans c'est la désintégration d'EDF. Ils ont réussi. Henri Proglio

La prédominance allemande a même eu d'autres conséquences négatives, selon Henri Proglio : "Le prix de marché a été indexé sur le gaz (...) parce que les Allemands utilisent le gaz." "Toute [réglementation] européenne est une réglementation allemande", a estimé l'ancien PDG d'EDF devant les députés de la commission d'enquête, qui poursuivront leurs auditions en début d'année prochaine.